Israël contre le violon

Le semestre dernier, j’étais professeur de violon et d’alto au Conservatoire national de musique de Palestine – bien que je n’ai jamais vu mes étudiants car Israël m’a empêché d’entrer dans la bande côtière. Alors j’ai enseigné via Skype de la Cisjordanie du mieux que j’ai pu (quand l’électricité et l’Internet de la ville de Gaza fonctionnaient en même temps), un piètre moyen de substitution pour essayer toutefois de montrer aux étudiants las de la guerre qu’on ne les avait pas oubliés. [1]
Ils auraient raison de croire que le monde les avait effectivement abandonnés. Israël étouffe Gaza avec un siège hermétique, la dévaste avec des attaques injustifiées par la terre, l’air et la mer, et empêche ensuite l’arrivée de l’aide et la reconstruction. Pourquoi alors le violon ? La population de Gaza a besoin de la libération avant tout, mais jusqu’à ce qu’elle se produise ils ont un besoin urgent de nourriture, de médicaments et de reconstruction. Ont-ils vraiment besoin que des étrangers enseignent à leurs enfants le violon ?
Les gens doivent avoir l’opportunité d’exceller dans ce qu’ils aiment, et c’est particulièrement important pour des jeunes gens qui subissent des souffrances et des traumatismes extrêmes. Au Japon, après une guerre dévastatrice et deux bombes atomiques, Shinichi Suzuki a voulu donner du sens et de la beauté, une estime de soi, à la génération des enfants perdus qui l’entouraient ; comme réponse, il a élaboré une méthode d’enseignement du violon qui prenait en compte la situation du pays. Pour la population de Gaza, la quête d’une vie normale, quelle qu’elle soit (jouer au football, écrire des poèmes, jouer aux quarks) défie aussi les tentatives israéliennes de les déshumaniser. [2]
Les étudiants de Gaza qui obtiennent des bourses internationales prestigieuses ou ont d’autres opportunités de projets ne peuvent le faire que selon le bon vouloir d’Israël. Ces étudiants dont les rêves ne sont pas brisés par Israël sur la ligne d’armistice sont confrontés une nouvelle fois au blocus quand ils essayent de rentrer voir leur famille pendant les vacances ou entre deux années scolaires – et si Israël les laisse entrer, ils savent qu’il y a un grand risque de ne plus pouvoir repartir. Pour les musiciens palestiniens, le contrôle draconien d’Israël sur la vie civile signifie qu’ils ne peuvent collaborer qu’avec des collègues du même bantoustan créé par Israël ; qu’une organisation fiable est impossible ; que le professeur de musique de votre enfant peut être expulsé subitement ; et que le jour du concert pour lequel votre enfant s’est préparé toute l’année, il se peut qu’il ou elle soit empêché(e) d’accéder à la salle. Imaginez un concours national de musique dans lequel un pays étranger refuse l’accès à des participants : l’année dernière, au concours national de musique de la Palestine, le Conservatoire a dû mettre en place des liaisons vidéo pour contourner l’ingérence israélienne et permettre à tous les candidats palestiniens de passer leur audition. Certains gagnants ont été contraints de jouer en « live » par liaison vidéo installée sur la scène de la salle de concert.
Tous les Palestiniens vivent dans la peur de la violence de l’armée d’occupation. En Cisjordanie, un jeune violoniste talentueux que j’entraîne et connais depuis des années a été accusé (à tort, bien que ce détail n’ait aucun rapport) par des soldats des FDI d’avoir jeté des pierres ; il a nié, et ils ont cassé son violon. Un autre jeune musicien également accusé a été, comme tant d’autres Palestiniens, emprisonné de façon arbitraire et forcé à signer des « aveux ». Dans le cas le plus extrême que je connaisse, un élève en contrebasse (qui est maintenant un collègue) qui rentrait d’un cours a été arrêté par des soldats israéliens à un checkpoint. Ils l’ont attaché à un mur et ont fait venir plusieurs nouvelles recrues des FDI. « Nous avons attrapé un terroriste », ont dit les soldats aux nouvelles recrues. « Que faisons-nous avec les terroristes ? » Il s’est réveillé le lendemain à l’hôpital. Avec lui, on a seulement trouvé l’archet de sa contrebasse, cassé en deux.
Une de mes expériences montre les obstacles quotidiens plus banals à la vie musicale en Palestine. La première de mon quatuor à cordes Peregrinations aurait dû avoir lieu en avril 2014 au Centre de la paix de Bethléem, à côté du site traditionnel de la naissance du Christ, lors d’une prestation du NCM String Quartet, sous l’égide de la fondation Jean-Paul II et avec le soutien de la municipalité de Bethléem. Une bonne publicité avait été faite et elle devait être retransmise en direct par Radio Mawwal. Deux semaines avant le spectacle, Israël a empêché le premier violoniste du quatuor d’entrer en Cisjordanie. Les efforts diplomatiques pour stopper l’ingérence israélienne ont échoué, obligeant à annuler le concert. En l’espace d’un an, Israël a fait annuler trois de mes concerts.
Un jour, en partant pour enseigner à des étudiants dans un institut d’échanges culturels français à Hébron , deux soldats israéliens m’ont arrêté et m’ont demandé ce que je faisais. J’ai montré le violon que je portais sur mon dos, montré l’entrée de la vieille ville et leur ai dit que j’enseignais la musique. « Quelle est votre religion ? », ont-ils demandé ensuite. Je leur ai demandé pourquoi ils voulaient connaître ma religion. « Parce que si vous êtes Juif vous n’êtes pas autorisés. » Ils n’ont pas expliqué, mais on aurait dit que l’idée d’un Juif enseignant le violon à des Palestiniens était pour eux une trahison. En vivant en Palestine, on apprend vite à agir de façon pragmatique et à dire ce qu’il faut pour éviter les problèmes, mais j’en ai avais eu plus qu’assez ce jour-là et je leur ai dit que ma religion ne les regardait pas. Après avoir répété le même échange plusieurs fois, ils m’ont attrapé et ont commencé à m’emmener jusqu’à un poste des FDI à environ 15 mètres de là. Ils m’ont informé que j’étais en état d’arrestation. Revenant vite à la raison, je me suis excusé et je leur ai donné la réponse la plus sûre : « Je suis chrétien. » Le nom de famille dans mon passeport semblait convenir ; et en ce qui concerne ma non-coopération, l’apparition de deux observateurs du TIPH qui nous regardaient de loin a probablement fait pencher la balance en ma faveur. Ils m’ont laissé partir. [3]
L’emprise d’Israël sur la vie quotidienne en Palestine est prétendument la conséquence regrettable de son droit à l’auto-défense. C’est un mensonge, comme l’idée même qu’anéantir la résistance à son oppression est une « défense ». Freiner le développement de la Palestine est en soi l’objectif de l’ingérence d’Israël, parce que le discours sioniste veut déshumaniser les Palestiniens en matière d’ambitions. Israël a besoin de présenter la Palestine, et surtout Gaza, comme un nid de voyous. La Palestine ne doit jamais être considérée comme une civilisation qui fait naître des artistes, des écrivains, des scientifiques, des intellectuels. Et des violonistes.
La BBC a diffusé récemment un reportage intitulé « Saving Gaza’s only grand piano » (« Sauver le seul piano à queue de Gaza »), une histoire réconfortante qui raconte la découverte et la restauration d’un piano à queue endommagé pendant l’offensive israélienne « Bordure protectrice » de 2014. Dans un retournement de situation presque orwellien, la BBC a qualifié cet assaut de « guerre avec Israël », donnant ainsi à ses auditeurs l’impression que Gaza aurait une scène musicale plus florissante ... si seulement le Hamas au pouvoir n’était pas si conservateur. Nul besoin de prendre les erreurs du Hamas comme prétexte pour rappeler que ce n’est pas le Hamas qui bombarde Gaza pour la détruire et l’asphyxie par un siège. [4]
« Paradis » est la description qui m’a été faite de Gaza par quelqu’un qui y a vécu dans les années 1940. Un changement cataclysmique a touché Gaza en 1948 quand un grand nombre des 800 000 Palestiniens qui ont subi le nettoyage ethnique des armées sionistes cette année-là ont été poussés vers l’enclave méditerranéenne, dont les ressources n’étaient pas du tout suffisantes alors que dans le même temps Israël l’a isolée du reste de la Palestine. Le siège de Gaza par Israël a commencé à ce moment-là (et pas après l’élection du Hamas 58 ans plus tard). Beaucoup de réfugiés coincés à Gaza souffraient de la famine mais on les tuait en leur tirant dessus à vue s’ils tentaient de rentrer chez eux ou même d’atteindre ce qui est devenu alors la Cisjordanie, où les conditions de vie étaient un peu moins effroyables. Israël, pendant ce temps, a volé leurs terres, leurs foyers, leurs biens, leurs vergers, leur fortune, leurs commerces, leurs usines, leurs sources d’eau et leurs ressources naturelles. [5]
Quand après ces sept décennies sans secours ni justice des groupes minoritaires de Gaza ont tiré des roquettes rudimentaires sur la ligne d’armistice en réponse à une agression israélienne que l’Occident ne dénonce pas, nos médias et nos gouvernements ont présenté ces roquettes comme une attaque injustifiée. Israël les a utilisées pour justifier cinq grandes campagnes (Pluie d’été et Nuages d’automne en 2006, Plomb durci en 2008 -2009, Pilier de défense en 2012 et Bordure protectrice en 2014) qui ont tué plus de 4000 personnes, en ont blessé des milliers et ont dévasté toute l’infrastructure civile. A chaque fois, le discours des médias s’est limité à deux avis : la plupart des commentateurs, et le Congrès américain, ont apporté un soutien sans réserve, alors qu’une minorité de commentateurs ont estimé que les attaques étaient « disproportionnées » (justifiées, oui, mais peut-être un peu trop « défensives »). Ce qui s’est vraiment passé, et pourquoi, dépasse les limites du débat. [6]
« Gaza a d’excellents musiciens », a écrit un chroniqueur inconnu au 4ème siècle. La région côtière de la Palestine était en effet connue dans tout l’Empire Romain pour ses excellents musiciens et Gaza semble avoir eu une école dédiée à la musique à partir du 3ème ou 2ème siècle avant J.C. [7] Le Conservatoire national de musique d’aujourd’hui perpétue une longue tradition. L’occupation sioniste de la Palestine, comme les occupations qui l’ont précédée, prendra fin. D’ici là, la vie musicale de Gaza, vieille de plusieurs millénaires, bien que ralentie comme tous les aspects de la vie quotidienne, continue.
Quand les historiens du futur décriront le soi-disant « conflit » israélo-palestinien, ils trouveront que les fondamentaux sont très simples : un nationalisme racial, tournant du 20ème siècle, engendre une ethnocratie coloniale. La population du territoire résiste. Fin de l’histoire. Tout le reste n’est que détails. Ce qui déconcertera nos futurs historiens, cependant, est de comprendre comment nous avons expliqué notre propre rôle à nous-mêmes. Pourquoi avons-nous donné, avec tant de ténacité, l’autorisation à Israël, alors même qu’Israël a fait fi de tout ce que nous avons prêché et nous a fait du tort stratégiquement, moralement et économiquement ? Qu’avions-nous en tête ?