Dans un nouveau livre, Chomsky et Pappé s’affrontent sur les « solutions » pour la Palestine

Peu d’universitaires de gauche écrivant ou parlant de la Palestine attirent autant l’attention que Noam Chomsky et Ilan Pappé. Leur dernier travail en commun, une suite du livre de 2010 Gaza in Crisis, est intitulé simplement On Palestine [Sur la Palestine].
Ce mince volume d’environ 200 pages est remarquable, non seulement pour les nombreuses questions sur lesquelles les deux hommes sont du même avis, mais aussi pour leurs désaccords. Tous les deux se focalisent sur certaines des questions stratégiques et tactiques principales auxquelles le mouvement mondial de solidarité avec la Palestine fait face.
Ceci inclut l’application du "modèle de l’apartheid" à Israël, l’efficacité du mouvement the boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) et le débat sur les solutions par un Etat ou deux Etats. Rien que pour ces discussions, ce livre mérite l’attention.
La première partie du livre consiste en des dialogues entre Chomsky et Pappé sur le passé, le présent et l’avenir de la Palestine. Ces conversations sont guidées par l’éditeur et militant des droits humains Frank Barat. Il interviewe aussi séparément Pappé sur la situation politique actuelle dans son Israël natal et Chomsky sur le rôle présent des États-Unis dans les soi-disant négociations de paix.
Paradoxes
Un chapitre introductif de Pappé aide à cadrer ses conversations. Dans celui-ci, l’historien auteur de Le nettoyage ethnique de la Palestine expose quatre paradoxes auxquels le mouvement de solidarité fait face.
Le premier paradoxe est : pourquoi l’opinion publique internationale condamne t-elle de manière écrasante des violations des droits humains par Israël et pourtant Israël peut encore compter sur le soutien des gouvernements occidentaux ? Le second est pourquoi la société israélienne ne reconnaît-elle pas l’opinion mondiale et continue-t-elle à se voir de façon positive ?
Le troisième est pourquoi le mouvement de solidarité pour la Palestine a largement échoué à faire de l’idéologie sioniste la pièce maîtresse de sa critique d’Israël malgré le fait que le sionisme est au cœur de la criminalité d’Israël ? Le quatrième paradoxe est pourquoi la propagande israélienne a encore largement parvenu à décrire le conflit comme « compliqué » alors qu’en réalité, comme l’exprime Pappé, c’est un cas simple et familier de colonialisme de peuplement.
Pour traiter de ces paradoxes, Pappé suggère que le mouvement de solidarité doit introduire un nouveau vocabulaire exprimant la lutte en termes de décolonisation, de « changement de régime » et d’une nécessaire solution par un unique État. Ces expressions, soutient Pappé, donnent aux militants le moyen de dépasser la vieille orthodoxie de la résolution du conflit par des négociations de paix et une solution par deux Etats, qui ont échoué, dit-il, parce qu’Israël est guidé par une idéologie qui vise à « désarabiser » toute la Palestine historique.
Le gouvernement israélien ne cessera jamais de chercher cet objectif jusqu’à ce qu’il se trouve face à la nécessité de terminer son projet colonial, de devenir un État pour tous ses citoyens, de payer des réparations aux Palestiniens qui l’a forcé à s’exiler et d’abandonner le projet d’apartheid qui est implicite dans la solution par deux Etats.
Des idées stimulantes
Chomsky et Pappé sont d’accord sur beaucoup de ces questions. Les dialogues montrent qu’il reconnaissent qu’Israël est une société coloniale de peuplement.
Chomsky remarque que ce fait explique probablement pourquoi l’Australie, le Canada et les États-Unis sont les soutiens les plus fermes d’Israël car les origines coloniales de peuplement de ces quatre pays en font des alliés naturels.
Comme dans toute conversation, le contenu de ces dialogues procède souvent plus par suggestion que par une argumentation rigoureuse. Les deux universitaires avancent des idées stimulantes.
Pappé, par exemple, propose que l’islamophobie n’est pas un phénomène récent et qu’il a joué un rôle prédominant dans l’obtention du soutien occidental pour l’existence d’Israël. Chomsky dit qu’il est essentiel pour le mouvement BDS de viser le rôle des USA dans le soutien à Israël parce qu’Israël, comme l’Afrique du Sud de l’apartheid auparavant, comprend qu’il peut persister en tant qu’État paria tant qu’il a le soutien des USA.
Dans ce volume, Chomsky apparaît bien moins hostile et dédaigneux vis-à-vis du mouvement BDS que dans un célèbre article qu’il a écrit pour The Nation l’an dernier. Il critique les partisans du boycott académique et culturel pour le manque de préparation des bases de leur campagne, ce qui conduit, dit-il, à une vulnérabilité devant les accusations de violer la liberté académique.
Pappé n’est pas d’accord, mais malgré sa défense du boycott académique, une des carences de ce livre – l’absence de la parole des Palestiniens – est particulièrement criante sur ce sujet.
Chomsky semble aussi être bien moins rigide dans le maintien de l’idée que le soutien des USA à Israël n’est guidé que par ses intérêts impérialistes, un argument soutenu avec force dans son livre de 1983, Le triangle fatidique. Ici il semble envisager l’étiolement du soutien des USA pour Israël, particulièrement à cause du changement de l’opinion publique étasunienne parmi les jeunes.
La farce des pourparlers de paix
La divergence la plus vive entre Pappé et Chomsky apparaît dans la deuxième partie qui consiste en plusieurs articles publiés précédemment par Chomsky et en des contributions originales par Pappé. Les deux universitaires s’accordent sur l’idée que les négociations de paix ont été une farce élaborée permettant à Israël de continuer à coloniser la Cisjordanie.
Chomsky argumente que la conception israélienne d’une solution en deux Etats est, dans le meilleur des cas, celle d’un groupe de cantons isolés et enclavés en Cisjordanie dans laquelle une toute petite élite palestinienne jouit d’une autonomie limitée à Ramallah et où Gaza est complètement séparé si bien qu’un État palestinien n’aura pas d’accès au monde extérieur.
Pourtant, Chomsky croit que la solution par deux Etats est la seule réaliste parce qu’il y a un consensus international derrière elle. Le gouvernement US, explique-t-il, pourrait être forcé de cesser d’apporter son soutien à cause des violations du droit international par Israël.
Dans cette perspective, Israël pourrait admettre son total isolement international et négocier une solution à deux Etats basée sur le consensus international.
Pappé, de son côté, argumente que la solution par deux Etats n’est pas du tout une solution parce qu’elle ne traite pas du problème : le sionisme comme mouvement colonialiste et Israël comme « État raciste et d’apartheid. » La solution débute, écrit-il, « dans un cadre où tous [y compris les réfugiés palestiniens] jouissent de la plénitude des droits, de l’égalité et de la coopération. »
Malheureusement, ni Pappé ni Chomsky n’invoquent le droit du peuple palestinien à l’autodétermination. C’est le droit fondamental qui a été refusé aux Palestiniens en 1948 et jusqu’à ce que ce droit soit exercé, il est difficile de voir comment le peuple palestinien se libérera du colonialisme.