Technion, pépinière d’élite des étudiants-soldats
Une version légèrement modifiée de cet article a été publiée sur le site Orient XXI.

Voici comment, au mois d’août dernier, P. Lavie, Président du Technion, l’Institut Technologique d’Israël, s’exprimait dans un éditorial :
« Cet été, Israël est de nouveau contraint de se défendre face à un feu roulant de missiles visant des populations civiles. Une nouvelle fois, le système de défense anti-missiles ‘Dôme de Fer’ a épargné d’innombrables vies civiles. ‘Dôme de Fer’ a été développé par les excellents ingénieurs de Rafael Advanced Defense Systems, dont la plupart sont des diplômés du Technion. En outre, un vaste réseau de tunnels de la terreur, dont beaucoup menaçaient directement des enfants, des femmes, des hommes israéliens non armés, a été découvert et neutralisé. Dans ce domaine également, les scientifiques du Technion sont partie intégrante de l’effort pour mettre l’innovation scientifique en mesure de déjouer cette menace ».
Comme le laisse bien voir l’emphase martiale du propos, la participation des universités israéliennes, en particulier du Technion, à la guerre d’occupation tend à effacer, chaque jour davantage, la démarcation entre société civile et société en armes – et à réduire à néant les chances d’une paix négociée au Proche-Orient. Le triomphe du concept de l’étudiant-soldat ne fait qu’exacerber encore plus le double clivage de la société israélienne : clivage interne – entre Juifs et non-Juifs – et clivage externe – entre Israël et son entourage géopolitique, dont bien sûr la Palestine occupée.
L’Institut Polytechnique du Technion est, à l’origine, une université publique de recherche, fondée en 1912 à Haïfa sous l’Empire ottoman. Cette institution compte à l’heure actuelle un peu plus de 13 000 étudiants. L’institution aurait pu, aurait dû, être un sanctuaire des valeurs universelles de la science, en fonctionnant comme une université d’excellence également ouverte à tous les étudiants vivant aujourd’hui sur le territoire de la Palestine de 1948. Elle n’a cependant pas échappé à la lame de fond nationaliste qui a marqué la société israélienne ces dernières décennies. Elle en est même, à bien des égards, le fer de lance technologique. De fait, les idéaux du Technion n’ont plus grand-chose à voir, aujourd’hui, avec ceux d’une institution universitaire ordinaire. Le raidissement se reflète tout d’abord dans sa composition : le Technion est l’université israélienne comptant la proportion la plus élevée d’étudiants et de professeurs militaires, anciens militaires ou réservistes. Selon A. Ludwick et G. Goldberg, présidents de Technion Canada (l’une des associations de promotion du Technion dans le monde), on y trouve même le plus haut pourcentage d’étudiants réservistes appartenant « à la fois à l’élite académique du Technion et à l’élite militaire de l’IDF [Israel Defense Force] » [1]. Inutile de préciser qu’une telle déclaration, dans l’esprit de ses auteurs, n’a rien de dérangeant. Ce discours ne constitue d’ailleurs pas un dérapage isolé : on le retrouve à tous les niveaux de l’interface entre le Technion et la société civile. À l’occasion de l’opération militaire israélienne ’Bordure Protectrice’ qui a provoqué la mort de 2.200 Palestiniens (dont deux tiers de civils), le Technion a ainsi levé plus de 500 000 dollars d’aide privée pour ceux de ses étudiants (un peu plus de 600) qui faisaient la guerre à Gaza cet été [2].
Cet engagement en faveur de l’étudiant-soldat n’est pas l’apanage du secteur privé. Au niveau le plus officiel de la loi israélienne, les mesures se sont entassées pour accorder toujours plus d’avantages universitaires aux jeunes ayant servi dans l’armée. L’une des dernières en date (2010), l’amendement n° 12 à la loi sur la réintégration des soldats libérés du service, stipule que pour peu qu’ils soient résidents d’une « zone de priorité nationale », ceux-ci bénéficient d’un « compensation package ». Ces avantages incluent une participation à leurs frais d’inscription universitaire, une année propédeutique gratuite et des avantages additionnels, comme le logement universitaire. Certaines associations de défense des droits des Palestiniens citoyens d’Israël remarquent que puisque ces derniers, pour des raisons évidentes, n’effectuent pas de service militaire, ils sont automatiquement exclus de ces avantages et donc « défavorisés » [3]. Le problème est à la fois plus grave et plus général : c’est l’université israélienne elle-même qui, par sa participation au quadrillage carcéral des Territoires Occupés, ainsi qu’aux opérations punitives récurrentes à leur encontre, se rend en pratique coupable de complicité de crimes de guerre [4]. Au plan idéologique, elle est un facteur important du délétère statu quo actuel, en maintenant la fiction d’un État en danger, protégé du « feu roulant des missiles » (!) par l’ingéniosité de preux étudiants-soldats.
Le Technion, pompier pyromane de feu le « processus de paix » ? On pourrait multiplier les preuves. Ses liens avec Elbit Systems, l’entreprise d’armement et de fabrication de drones la plus importante d’Israël, sont très étroits. En 2008, Elbit s’est officiellement engagé à offrir des bourses à des étudiants chercheurs du Technion à hauteur de 500 000$ par an pendant cinq ans [5]. L’emblématique président d’Elbit de 1996 à 2013, Y. Ackerman, a d’ailleurs reçu un doctorat honoris causa du Technion, tandis que H. Russo, qui dirige une branche d’Elbit spécialisée dans l’équipement militaire, a été nommé au directoire [6]. Un laboratoire conjoint Technion-Elbit, dédié à la vision artificielle [7], met au point les technologies employées par les drones, la surveillance du mur dit « de séparation » en territoire palestinien occupé et celle des colonies – l’illégalité internationale est bien sûr totale [8]. On pourrait faire les mêmes remarques, mutatis mutandis, au sujet des liens entre le Technion et le conglomérat d’État Rafael Advanced Defense Systems Ltd, l’une des plus grandes entreprises d’armement israéliennes : même interpénétration des structures, même mobilité des individus de l’une à l’autre, même influence des choix militaires sur l’orientation de la recherche. En témoignent le nombre colossal d’anciens élèves du Technion chez Rafael [9] et l’existence d’un MBA conçu spécifiquement par le Technion pour les managers de Rafael [10]. Enfin, Rafael a lancé en 2013 un appel d’offre pour recruter 150 étudiants du Technion, appelés à diriger les recherches en armement de l’avenir. Il est prévu que ceux-ci partagent leur temps d’étude entre Rafael et le Technion [11].
Cette imbrication n’est pas un simple jeu de programmes ni d’organigrammes. On pourrait dire, en paraphrasant un mot célèbre, que ce qui est bon pour le Technion est bon pour Israël identifié à son complexe militaro-industriel. La guerre est une source inépuisable de travaux pratiques. Dans un communiqué auto-promotionnel du Technion de 2009 que certains stratèges, en communication cette fois, ont eu la sagacité de faire assez vite disparaître de la toile – mais que l’on peut retrouver grâce à web.archiv [12] – on lisait : « dans un très proche avenir, la Force de Défense Israélienne (IDF) commencera à utiliser un bulldozer D-9 télécommandé, mis au point ces dernières années par les experts du Technion. Ce bulldozer viendra épauler une jeep Hummer sans pilote télécommandée, elle aussi mise au point par le Technion ». Le communiqué ajoute que, d’après les spécialistes militaires, « ce développement innovant rendra le bulldozer capable d’être télécommandé sous le feu par un pilote demeurant hors d’atteinte. À l’heure actuelle, les conducteurs de bulldozer courent de grands risques lorsqu’ils démolissent des bâtiments où des terroristes se dissimulent ou lorsqu’ils essaient d’ouvrir des routes ». On connaît, derrière la phraséologie, la réalité de faits : 25 000 maisons palestiniennes détruites depuis 1967 - également en complète violation du droit international [13].
Comme toutes les institutions israéliennes engagées dans des partenariats avec l’étranger – dernièrement, par exemple, avec l’École polytechnique [14] –, le Technion, sous la pression de la campagne internationale Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), est passé maître dans l’art du double discours. Sur les prospectus auto-promotionnels destinés à l’international, cet institut vante son ouverture, ses pelouses vertes et ses étudiants décontractés, voire un pourcentage non dérisoire (à l’aune des standards nationaux) d’étudiants palestiniens citoyens d’Israël. Dans son fonctionnement interne, en revanche, le Technion puise à sa participation aux crimes de guerre actuels des financements externes, des projets de recherche, un terrain d’expérimentation permettant ensuite d’exporter le know how israélien en la matière dans plus de 70 pays du monde [15] et, enfin, un discours de galvanisation digne des plus beaux régimes totalitaires. À tel point que, pour en revenir à la déclaration de son président citée plus haut, le Technion, ses professeurs, ses chercheurs et ses étudiants, sont devenus des rouages essentiels d’une politique dure israélienne, justifiant les appels internationaux de plus en plus nombreux au boycott académique de cette institution [16].